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Adolphe

Anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu

Chapitre VIII

Benjamin Constant
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Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmes idées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivants; Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause: je répondais par des monosyllables contraints à ses questions impétueuses; je me raidissais contre son insistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.

Inquiète et surprise, elle recourut à l’une de ses amies pour découvrir le secret qu’elle m’accusait de lui cacher; avide de se tromper elle-même, elle cherchait un fait où il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de mon humeur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement. Je l’écoutai longtemps en silence; je n’avais dit jusqu’à ce moment à personne que je n’aimais plus Ellénore; ma bouche répugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier; je racontai mon histoire avec ménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre situation, et sans me permettre une parole qui prononçât clairement que la difficulté véritable était de ma part l’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de mon récit: elle vit de la générosité dans ce que j’appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée, portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsqu’on est désintéressé! Qui que vous soyez, ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre coeur; le coeur seul peut plaider sa cause: il sonde seul ses blessures; tout intermédiaire devient un juge; il analyse, il transige, il conçoit l’indifférence; il l’admet comme possible, il la reconnaît pour inévitable; par là même il l’excuse, et l’indifférence se trouve ainsi, à sa grande surprise, légitime à ses propres yeux. Les reproches d’Ellénore m’avaient persuadé que j’étais coupable; j’appris de celle qui croyait la défendre que je n’étais que malheureux. Je fus entraîné à l’aveu complet de mes sentiments: je convins que j’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de la pitié; mais j’ajoutai que l’amour n’entrait pour rien dans les devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renfermée dans mon coeur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force par cela seul qu’un autre en était devenu dépositaire. C’est un grand pas, c’est un pas irréparable, lorsqu’on dévoile tout à coup aux yeux d’un tiers les replis cachés d’une relation intime; le jour qui pénètre dans ce sanctuaire constate et achève les destructions que la nuit enveloppait de ses ombres: ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conservent souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’air extérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.

L’amie d’Ellénore me quitta: j’ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, en approchant du salon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voix très animée; en m’apercevant, elle se tut. Bientôt elle reproduisit sous diverses formes des idées générales, qui n’étaient que des attaques particulières. «Rien n’est plus bizarre, disait-elle, que le zèle de certaines amitiés; il y a des gens qui s’empressent de se charger de vos intérêts pour mieux abandonner votre cause; ils appellent cela de l’attachement: j’aimerais mieux de la haine.» Je compris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l’avait irritée en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contre Ellénore: c’était entre nos coeurs une barrière de plus.

Quelques jours après, Ellénore alla plus loin: elle était incapable de tout empire sur elle-même; dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte, elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sans calcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte de dissimuler. Les deux amies se séparèrent a jamais brouillées.

«Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoin d’un tiers pour nous entendre? et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède? — Vous avez raison, me répondit-elle: mais c’est votre faute; autrefois je ne m’adressais à personne pour arriver jusqu’à votre coeur.»

Tout à coup Ellénore annonça le projet de changer son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait: elle épuisait toutes les explications fausses avant de se résigner à la véritable. Nous passions tête à tête de monotones soirées entre le silence et l’humeur; la source des longs entretiens était tarie.

Ellénore résolut d’attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parents qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles; je blessai sa fierté par mes craintes, bien que je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa que j’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque; elle n’en fut que plus empressée a reconquérir une place honorable dans le monde: ses efforts obtinrent quelque succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le temps n’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entourée bientôt d’une société nombreuse; mais elle était poursuivie d’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontent de ma situation, elle s’imaginait que je l’étais de la sienne; elle s’agitait pour en sortir; son désir ardent ne lui permettait point de calcul, sa position fausse jetait de l’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu; la justesse de son esprit était dénaturée par l’emportement de son caractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but; et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer! que de fois je rougis pour elle sans avoir la force de le lui dire! Tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plus respectée par les amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu’elle ne l’était par ses voisins comme héritière d’une grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante, tantôt prévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dans ses paroles je ne sais quelle fougue destructive de la considération qui ne se compose que du calme.

En relevant ainsi les défauts d’Ellénore, c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’aurait calmée: pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot?

Nous vivions cependant plus doucement ensemble; la distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles; et comme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans nombre, excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observations et les faits à la place de ces sentiments, et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet de l’étonnement et du blâme. L’époque approchait où son procès devait être jugé: ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliéné le coeur paternel par des égarements sans nombre; ma présence venait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi; mais ils m’accusaient d’indélicatesse: j’abusais, disaient-ils, d’un sentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul qu’en l’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligerait pour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les calculs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret; je ne paraissais donc dans la maison d’Ellénore qu’un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort; et, par un étrange renversement de la vérité, tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables, c’était elle que l’on plaignait comme victime de mon ascendant.

Une nouvelle circonstance vint compliquer encore cette situation douloureuse.

Une singulière révolution s’opéra tout à coup dans la conduite et les manières d’Ellénore: jusqu’à cette époque elle n’avait paru occupée que de moi; soudain je la vis recevoir et rechercher les hommages des hommes qui l’entouraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse, sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait les sentiments et même les espérances d’une foule de jeunes gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres, malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à sa main; elle leur accordait de longs tête-à-tête; elle avait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu’elles annoncent plutôt l’indécision que l’indifférence, et des retards que des refus. J’ai su par elle dans la suite, et les faits me l’ont démontré, qu’elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie; mais c’était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer. Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans qu’elle s’en rendît compte, quelque vanité de femme; elle était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encore des moyens de plaire. Peut-être enfin, dans l’isolement où je laissais son coeur, trouvait-elle une sorte de consolation à s’entendre répéter des expressions d’amour que depuis longtemps je ne prononçais plus.

Quoi qu’il en soit, je me trompai quelque temps sur ses motifs. J’entrevis l’aurore de ma liberté future; je m’en félicitai. Tremblant d’interrompre par quelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquelle j’attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus plus content. Ellénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoir de la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendre heureuse. Elle s’applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtant elle s’alarmait de ne me voir aucune inquiétude; elle me reprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui, en apparence, menaçaient de me l’enlever. Je repoussais ces accusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pas toujours à l’apaiser; son caractère se faisait jour à travers la dissimulation qu’elle s’était imposée. Les scènes recommençaient sur un autre terrain, mais non moins orageuses. Ellénore m’imputait ses propres torts, elle m’insinuait qu’un seul mot la ramènerait à moi tout entière; puis, offensée de mon silence, elle se précipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce de fureur.

C’est ici surtout, je le sens, que l’on m’accusera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvais avec l’approbation générale; je le devais peut-être: la conduite d’Ellénore m’y autorisait et semblait m’y contraindre. Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage? Ne savais-je pas qu’Ellénore, au fond de son coeur, n’avait pas cessé de m’aimer? Pouvais-je la punir des imprudences que je lui faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher un prétexte dans ces imprudences pour l’abandonner sans pitié?

Certes, je ne veux point m’excuser, je me condamne plus sévèrement qu’un autre peut-être ne le ferait à ma place; mais je puis au moins me rendre ici ce solennel témoignage, que je n’ai jamais agi par calcul, et que j’ai toujours été dirigé par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-il qu’avec ces sentiments je n’aie fait si longtemps que mon malheur et celui des autres? La société cependant m’observait avec surprise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait s’expliquer que par un extrême attachement pour elle, et mon indifférence sur les liens qu’elle semblait toujours prête à contracter démentait cet attachement. L’on attribua ma tolérance inexplicable à une légèreté de principes, à une insouciance pour la morale, qui annonçaient, disait-on, un homme profondément égoïste, et que le monde avait corrompu. Ces conjectures, d’autant plus propres à faire impression qu’elles étaient plus proportionnées aux âmes qui les concevaient, furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin jusqu’à moi; je fus indigné de cette découverte inattendue: pour prix de mes longs services, j’étais méconnu, calomnié; j’avais, pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c’était moi que l’on condamnait.

Je m’expliquai vivement avec Ellénore: un mot fit disparaître cette tourbe d’adorateurs qu’elle n’avait appelés que pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sa société à quelques femmes et à un petit nombre d’hommes âgés. Tout reprit autour de nous une apparence régulière; mais nous n’en fûmes que plus malheureux: Ellénore se croyait de nouveaux droits; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.

Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut qu’un perpétuel orage; l’intimité perdit tous ses charmes, et l’amour toute sa douceur; il n’y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon coeur, m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle et prophétique: «Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites; vous l’apprendrez un jour, vous l’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans la tombe.» Malheureux! lorsqu’elle parlait ainsi, que ne m’y suis-je jeté moi-même avant elle!

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